Le mélange des âges

Comment mon enfant va-t-il apprendre s’il ne reçoit pas de cours ?

Dans une école classique, l’adulte fournit le cadre et “nourrit” les enfants. Si l’adulte ne tient plus cette place primordiale, comment les enfants peuvent-ils apprendre?

Une des réponses à cette question vient d’une différence fondamentale dans l’environnement : le mélange des âges.  C'est une des clefs de l’éducation auto-dirigée.

Les classes d’âge : un phénomène récent et limité

Notre conception actuelle des apprentissages a été modelée par l’ère industrielle. La séparation en classes d’âge est récente. Avant l’ère industrielle, les enfants se côtoyaient sans distinction d’âge. Encore maintenant, dans de nombreuses cultures, le mélange des âges est la norme. Même dans notre société, pour les adultes, la mixité des âges est courante : dans une entreprise, dans un couple, entre amis…

La vision mécanique et uniformiste de l’ère industrielle a séparé les enfants selon leur année de naissance : s’ils sont nés la même année, ils ont les mêmes capacités et doivent recevoir le même enseignement. Nous savons bien que cette vision est surannée : le débat actuel sur l’individualisation de l’enseignement est en le reflet.

À l’École Sudbury Lilloise, nous pensons que chaque personne est unique, et que chaque enfant a sa propre manière d’apprendre, au moment qui lui est propice. Et c’est dans un mélange des âges étendu (du jeune enfant à l’adulte) que ces apprentissages individualisés peuvent avoir lieu de manière optimale.

Une condition préalable indispensable : la liberté des interactions

Imaginez une classe d’âges mélangés, mais où les enfants ne font qu’écouter un professeur.

Cela n’aurait que peu intérêt, et ce serait même contre-productif : comment l’enseignant pourrait-il s’adapter aux différences de niveaux entre un enfant de quatre ans et un adolescent de quatorze ans? Comment les enfants pourraient-ils y trouver leur compte?

La séparation en classes d’âge correspond à un certain mode d’apprentissage : un enseignement vertical d’un adulte à un groupe d’enfants (soi-disant) de niveau uniforme.

Un apprentissage individualisé, sans programme imposé, où les enfants et adolescents choisissent les activités auxquelles ils souhaitent se consacrer, ne peut se réaliser qu’avec un mélange des âges : c’est dans les interactions entre les jeunes et avec les adultes que se trouve la richesse de cet environnement.

Qu’est-ce que ce type d’environnement permet?

L’observation

Recevoir un enseignement formel n’est absolument pas la seule manière d’apprendre. L’observation est un mode d’apprentissage sous-estimé, mais dont le rôle est essentiel.

A l’École Sudbury Lilloise, l’espace et le temps seront là pour permettre à chaque enfant d’observer ce qui se passe autour de lui, aussi longtemps qu’il le souhaite. Il pourra être amené à observer des enfants plus jeunes, des enfants plus âgés ou bien des adultes :

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  • En écoutant les innombrables conversations qui ont lieu , il/elle pourra découvrir d’autres centres d’intérêt, enrichir son vocabulaire et complexifier sa pensée. Il/elle pourra se joindre à toute conversation, à tout moment.

  • En observant les activités des autres, il/elle pourra ensuite les reproduire.

Les enfants pourront ainsi conserver et développer leur capacité spontanée d’apprendre à travers l’observation.

(Pour en savoir plus sur les apprentissage en école Sudbury, lisez cet article )

Les moins expérimentés profitent des plus expérimentés

Photo : Sudbury Valley School

Photo : Sudbury Valley School

Comme les enfants ne sont pas contraints de passer la plupart de leurs journées uniquement en compagnie des enfants nés la même année, ils peuvent aussi côtoyer des enfants plus expérimentés qu’eux. Cela permet à chacun d’acquérir des compétences qui sont proches de ses propres capacités, sans être hors de portée (voir aussi la notion de «zone proximale de développement» développée par Lev Vygotski). Chacun(e) peut observer comment un enfant plus âgé résout un problème, et s’en inspirer lorsqu'il/elle sera confronté(e) à une situation similaire. Les apprentissages peuvent aussi avoir lieu durant les jeux avec les plus âgés.

Prenons l’exemple de la lecture : en jouant à des jeux de cartes ou à des jeux vidéos, ou encore à travers divers jeux nécessitant la lecture ou l’écriture, les enfants non lecteurs profitent de l’expérience des enfants plus âgés, qui peuvent lire les textes aux plus jeunes, répondre à leurs questions, leur montrer les lettres, etc.

(D’ailleurs, dans les écoles de type Sudbury, les enfants apprennent à lire le plus souvent sans intervention de l’adulte - voir le témoignage publié sur notre blog ou encore cette traduction d'un article de Peter Gray).

Les plus expérimentés améliorent leur maîtrise d’un sujet en expliquant aux moins expérimentés

On imagine facilement qu’un enfant plus jeune apprend beaucoup en côtoyant un enfant plus âgé. L’inverse est également vrai : le plus expérimenté, en expliquant un concept, affine et consolide sa maîtrise du sujet. Parce qu’ils sont libres de discuter, les enfants peuvent régulièrement expliquer des raisonnements et en discuter ensemble. Prenons l’exemple des échecs : pour pouvoir en expliquer les règles, il est nécessaire de bien les comprendre, et de pouvoir expliquer le lien entre elles. Celui qui explique améliore sa compréhension du jeu en l’expliquant.

Quel que soit leur âge, les groupes peuvent se former sur des centres d’intérêt commun ou des niveaux de maîtrise communs.

Photo : Sudbury Valley School

Photo : Sudbury Valley School

Les enfants qui partagent des niveaux de compétence similaires dans un domaine pourront le faire ensemble. Par exemple, un enfant d’une dizaine d’année particulièrement doué pour les échecs pourra jouer à ce jeu avec des adolescents. À l’inverse, un enfant moins à l’aise physiquement pourra escalader avec des enfants plus jeunes que lui.

Chacun pourra trouver des compagnons adaptés à son niveau de compétences pour pouvoir progresser.

Les activités rendues possibles sont plus nombreuses

Un groupe d’enfants d’âges différents peut faire des activités qui auraient été impossibles pour un groupe d’enfants du même âge :

Si deux enfants de quatre ans essaient de jouer à se lancer une balle, ils n’y arriveront pas facilement. Par contre, si un enfant de huit ans et un enfant de quatre ans jouent ensemble, celui de huit ans peut adapter ses passes pour que le plus jeune puisse attraper le ballon. Ce jeu peut être aussi intéressant pour le plus jeune que pour le plus âgé : l’un s’exerce à attraper le ballon, l’autre à lancer avec précision.

Photo : Sudbury Valley School

Photo : Sudbury Valley School

Durant leurs observations à la Sudbury Valley School, P. Gray et J. Feldman ont constaté que les enfants plus âgés adaptaient de manière inconsciente leurs interactions en fonction des capacités de la personne en face. Ceci permet aux plus jeunes de participer au jeu, tout en permettant aux plus âgés de développer leurs propres capacités. Prenons par exemple le basket : faire un panier quand on est le plus âgé et le plus grand du groupe n’a pas beaucoup d'intérêt. Par contre, un joueur plus âgé seul face à un groupe de plusieurs enfants plus jeunes peut s'entraîner à dribbler pour éviter de se faire prendre la balle, tandis que les plus jeunes vont essayer de l'attraper. Chacun y trouve un défi à sa mesure : travailler son dribble, ou attraper la balle.

Ces principes s’appliquent aussi aux compétences mentales : par exemple, des enfants plus jeunes peuvent intégrer un jeu de cartes soit par envie de jouer ensemble, soit pour être suffisamment nombreux pour jouer. Les plus âgés donnent régulièrement des indications aux plus jeunes (« cache ton jeu » ou bien « avant de te débarrasser de cette carte, regarde les cartes qu’il y a sur la table »). Ainsi, grâce à l’étayage des enfants plus expérimentés, les plus jeunes travaillent les compétences mentales de base que sont la concentration, la mémorisation et l’anticipation, qui sont des éléments constitutifs de l’intelligence.

Les sujets abordés sont plus nombreux

Une inquiétude fréquente que nous rencontrons de la part des parents est la préoccupation de l’acquisition d’une culture générale : Mon enfant ne va-t-il pas passer à côté de savoirs essentiels ?

Un des éléments de réponse se trouve encore dans le multi-âge avec la liberté d’interaction qui l’accompagne : les enfants peuvent discuter avec qui ils veulent et ils peuvent observer les activités et écouter les conversations qui ont lieu autour d’eux, y compris celles des adultes. Ils peuvent ainsi rencontrer les sujets d’actualité (avec les questionnements géo-politiques et éthiques qui peuvent en découler), ou quelqu’un qui parle de sa passion à un autre (que ce soit des romans, le piano, l’histoire, le karaté…). De beaux exemples se trouvent dans cet article de blog de l’École Autonome.

Côtoyer des enfants plus jeunes : des bénéfices partagés

En évoluant au sein d’un groupe de plusieurs âges, les plus grands peuvent s’occuper des plus jeunes. Le groupe peut alors pourvoir de manière plus adaptée aux besoins émotionnels des plus jeunes que dans une classe d'école classique. D’autre part, les enfants plus âgés peuvent prendre plaisir à mener un groupe et/ou à prendre soin d’autrui. Les adultes, tout comme les adolescents, tirent du bonheur à côtoyer des jeunes enfants. Daniel Greenberg, co-fondateur de la Sudbury Valley School (il y travaille depuis 50 ans) l’écrit ainsi :

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« Qu’est-ce que les adultes à l’école en retirent ? C’est une question que je me suis posée pendant longtemps. Je me demandais comment ça se faisait que 30 ans plus tard je ne sois pas encore épuisé ? Pourquoi ? Parce que les personnes plus âgées rafraichissent leur propre innocence, leur désir profond de connaissance et de vie en regardant les enfants plus petits. On voit cela se produire avec les adolescents, pas seulement avec les adultes. Les adolescents sont en constante interaction avec les petits enfants et cette interaction maintient en vie l’enfant en eux. C’est particulièrement important à l’adolescence, qui est la pire période à traverser. On n’est plus censé être un enfant. “Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, mais maintenant je suis censé mettre de côté toutes ces choses infantiles. Qu’est-ce que tout ça signifie ? Dois-je vraiment grandir et devenir comme mes parents et comme tous ces autres adultes ?” C’est une période horrible de la vie et ici, à Sudbury Valley, on est entouré d’enfants qui sont plein d’entrain, de vie, d’espièglerie, et on est en contact direct avec eux. Ça maintient l’enfant en soi en vie – cette capacité à être créatif, à être imaginatif, à ne pas être lié aux conventions, à ne pas être lié à toutes ces choses qui nous inquiètent quotidiennement. » (traduction d’Antoine Guenet)

Une occasion unique d’observer et d’apprendre des adultes

Observer ce que fait un adulte : pensiez-vous que ça puisse être intéressant ? Oui, car être scolarisé dans une école Sudbury permet d’interagir avec des adultes, ce qui est quasiment inexistant par ailleurs. Un ancien élève de la Sudbury Valley School en témoigne :

« Dans les écoles précédentes, j’arrivais en classe et un professeur était déjà assis derrière un bureau et donnait ce qu’il avait à donner pendant 45 minutes pendant un an, deux ans ou peu importe le temps pendant lequel il devait l’enseigner, puis je passais à autre chose. Le professeur se garait quelque part, dans une autre partie du campus. Le professeur mangeait dans une autre partie du campus. Le professeur parlait loin des oreilles des étudiants. Je suis arrivé à Sudbury Valley et c’était fascinant de voir quel genre de véhicules, vélos, motos, voitures, peu importe, les membres du staff conduisaient. C’était fascinant de voir qu’ils s’asseyaient et mangeaient et je pouvais m’asseoir à côté d’eux et regarder ce qu’ils mangeaient et comment ils mangeaient, s’ils avaient de bonnes manières à table. Combien de vêtements différents ils portaient et comment ils s’habillaient quand il faisait froid et s’ils portaient des chapeaux ou pas. Quand j’avais quinze ans, je n’avais vraiment pas encore passé de temps auprès d’adultes au travail. Occasionnellement, j’avais le droit d’accompagner mon père au magasin ou de voir ma mère et ses ami(e)s autour de la table, mais en venant ici et en voyant des adultes au travail tous les jours, on a vraiment l’occasion de voir comment ils vivent et on apprend tellement de choses dans ce cadre réel. C’étaient des modèles formidables et j’en ai retiré énormément de choses. » (traduction d’Antoine Guenet )

L’ambiance est plus coopérative

Un des éléments les plus marquants à la Sudbury Valley School est l’ambiance pacifique et coopérative que l’on ressent. Il n’y pas de mépris envers les plus jeunes (pas de « Bah ! ce sont des bébés ! »), ou de sentiment d’infériorité face aux plus âgés. Ici, tout le monde est égal et digne du même respect. Comment l’expliquer? En plus des éléments identifiés dans cet article, le mélange des âges est un facteur déterminant. En effet, vivre avec des personnes de tous âges diminue le besoin de compétition et accentue l’envie de passer du bon temps ensemble. Il n’y a pas de fierté à gagner face à un beaucoup plus jeune que soi. Il est aussi dans l’intérêt de tous que de faire des compromis : si quelqu’un a envie de jouer à un jeu, il a intérêt à faire en sorte que toutes les personnes qui participent soient satisfaites pour que le jeu puisse durer. Il n’y a aucun intérêt à humilier ou gagner de manière inéquitable : comme chacun est libre de quitter le jeu quand il le souhaite, les compromis et l'adaptation aux capacités de chacun sont indispensables à la poursuite du jeu. Si quelqu'un ne prend pas en compte les autres et ne cherche qu’à gagner, il se retrouvera rapidement à jouer seul. L’intérêt du jeu multi-âge réside plus dans l’amusement, dans l’envie de s’améliorer et d’essayer des tactiques créatives, que dans la compétition et l’écrasement de l’autre.

 
Photo : Sudbury Valley School

Photo : Sudbury Valley School

 

Au final, cet environnement multi-âge est un puissant vecteur d’apprentissages, sous toutes leurs formes, qu’ils soient formels ou informels. Il est une source de richesse et d’étayage. Il permet une plus grande autonomie; la richesse ne vient plus uniquement des adultes. Les enfants et adolescents ont de nombreuses personnes, enfants et adultes, à qui ils peuvent faire appel pour répondre à leurs besoins.  Ils peuvent observer, imiter, questionner, discuter, faire par eux-même. Leur curiosité naturelle et leur envie d’apprendre peuvent ainsi se développer au rythme qui leur convient.

Sources:

Les écrits de Peter Gray : son livre et ses articles de blog sur le sujet ici, ici et ici

Développer la destinée unique de chaque enfant - un article que je vous recommande !